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Édito de la lettre du 3 mai 2021

Alors que, pour la deuxième année consécutive, le travail n’a pu être célébré pleinement avec ses traditionnels cortèges, la ritournelle de la dépense publique revient sur le devant de la scène politique. Compte tenu de l’importance du sujet, on peut facilement imaginer qu’il sera l’un des marqueurs idéologiques du débat de la campagne présidentielle qui approche.

Parlons d’abord de la dette. Eurostat a publié récemment les chiffres du 4e trimestre 2020. Ceux de la France, sans surprise, sont inquiétants. Avec 115,7% de son PIB, soit le sixième plus élevé de la zone euro derrière la Grèce (205,6%), l’Italie (155,8%), le Portugal (133,6%), l’Espagne (120,0%) et Chypre (118,2%), notre pays n’est pas seulement mal classé, mais il est aussi l’un de ceux où la dette a le plus progressé en un an (+18,8%) derrière la Grèce (+25%), l’Espagne (+24,4%), Chypre (+24,2%) et l’Italie (+21,2%). On voit que la cartographie de l’endettement est celle de l’Europe du Sud, et ce n’est sans doute pas un hasard car dans ces pays, l’État providence avec des services publics étendus est une caractéristique forte et répond à une attente « culturelle » des habitants. A contrario, en Allemagne, la dette a atteint 69,8% du PIB en augmentant de 10% en 2020, alors qu’aux Pays-Bas elle ne dépasse pas 63%. Sans rejouer la fable de la cigale et la fourmi, on peut se demander, alors que les taux d’intérêt demeurent historiquement bas, si ces « pays cigales », à l’instar des ménages impécunieux qui ne savent résister aux sirènes des prêts à la consommation, ne se surendettent pas en oubliant sciemment que c’est l’héritage d’une dette insoutenable qu’ils laisseront à leurs enfants.

C’est parce que l’État, contrairement aux collectivités territoriales, emprunte pour financer son fonctionnement, que le trop-plein de dépense publique se déverse dans le gouffre de la dette. La France à nouveau se distingue, puisqu’elle est championne du monde, ex æquo avec le Danemark, de la dépense publique, qui représente 66,8% du PIB en 2020. Elle est également au sommet du palmarès en nombre d’agents publics avec un effectif de plus de 5,5 millions, en augmentation de 19% en 20 ans.

La marche est tellement haute afin de réintégrer la moyenne européenne qu’il est illusoire de l’envisager par la seule action de réduction des dépenses. Car, et c’est malheureusement souvent ignoré, il faut distinguer ce qui relève de la dépense en nature de celle en espèce. La première est à tort couramment assimilée à la dépense publique. C’est celle qui est visible. Elle couvre le fonctionnement -équipement et personnels- des services tels que ceux offerts par les écoles, les hôpitaux, les gendarmeries, les tribunaux, les mairies, etc. Or, même si 95% des agents des trois fonctions publiques relèvent de cette catégorie, elle ne représente que 40% de la dépense. Le reste, soit 60%, est constitué de toutes les prestations et aides versées par l’État aux Français (et pas seulement !). Il s’agit des pensions de retraite, des prestations familiales, des allocations chômage, des minima sociaux, de l’assurance maladie, etc.

Les dépenses de fonctionnement, essentiellement la masse salariale des 5,5 millions d’agents publics, représentent 18 points de PIB, niveau stable et dans la moyenne des pays européens. Mais la particularité française, et des gouvernements de gauche en particulier, est d’avoir privilégié au fil des décennies le nombre d’agents plutôt que leur rémunération. La crise sanitaire a mis en lumière cette aberration. Ainsi, dans le secteur hospitalier, 35 % des effectifs sont administratifs, alors qu’ils ne qu’ils ne sont que 24% en Allemagne. Les personnels soignants sont d’une part en nombre insuffisant et d’autre part notoirement mal payés.

La question qui se pose « en toute responsabilité » à propos de la dépense publique n’est pas d’envisager sa réduction drastique. Car celle-ci relève davantage d’un effet de manche tant le degré d’acceptabilité de la société sur ce sujet est faible et la réactivité des sacrifiés forte. Savoir comment on peut la stabiliser alors qu’elle augmente sans cesse et surtout déterminer quels autres leviers peuvent être activés sont les vrais défis auxquels est confronté notre pays. Dans le public, sans doute faut-il repenser la distribution des tâches dans certains secteurs à l’instar de l’hôpital, privatiser des missions qui ne relèvent pas d’un emploi de fonctionnaire, revoir le principe des contrats de travail de droit public, partager les économies de façon à mieux rémunérer ceux sans qui la société ne fonctionnerait pas. Et d’une façon générale, réindustrialiser, relocaliser, créer des emplois et redonner le goût du travail* pour un trop grand nombre, rendus paresseux par un système social généreux. Il faut rompre avec ce mal français qu’est le chômage. Moins de chômage, c’est plus de cotisations et moins de dépenses. C’est un vaste sujet très complexe qui mériterait des développements. Mais c’est par le travail, valeur morale essentielle, que nous réduirons la menace que représente notre endettement. Le travail qui vaut bien une fête, car comme l’écrivait Mirabeau, « il est le pain nourricier des grandes nations ».

 

*« Le travail était une prière. Et l’atelier un oratoire. Nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. Ils se levaient le matin (et à quelle heure !), et ils chantaient à l’idée qu’ils partaient travailler. À onze heures, ils chantaient en allant à la soupe. Travailler était leur joie même, la racine profonde de leur être. Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, cette piété de l’ouvrage “bien faite”. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales. » Charles Péguy, L’Argent, 1913.