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Édito de la lettre du 15 mars 2022

« La politique et la stratégie de la guerre ne sont qu’une perpétuelle concurrence entre le bon sens et l’erreur » Charles de Gaulle (mai 1943)

 

Comment ne pas être focalisés par l’est de notre continent tant les images diffusées sont oppressantes et les perspectives inquiétantes ? La guerre en Ukraine est dans toutes les discussions à l’aune de la crainte qu’elle suscite, comme, il y a quelques mois, l’épidémie de Covid-19 accaparait nos esprits et nos conversations (à distance). Si la situation n’était pas si dramatique, nous pourrions nous amuser du fait que le chef de l’État affirmait être « en guerre » contre le coronavirus et qu’à l’inverse, aujourd’hui, il prend garde de dire que nous ne le sommes pas contre la Russie. Pouvoir des mots ; volonté d’imager dans un cas et d’être prudent dans l’autre. Ce conflit russo-ukrainien est aussi celui de la communication. La guerre, réelle, fait rage dans les rues de Marioupol ou Kharkiv, mais il y a aussi celles des images, qui sévit sur les réseaux et sur tous les canaux susceptibles d’orienter les opinions publiques. N’a-t-on pas vu récemment un montage faisant apparaître la tour Eiffel et Paris sous les bombes des avions russes ? Ces vidéos, ces photos, sont destinées à nous influencer, à nous manipuler parfois, et nous devons veiller à les interpréter de façon prudente.

Alors que l’accueil des réfugiés s’organise et que les habitants de l’Union européenne se mobilisent pour venir en aide aux Ukrainiens dans leur pays, l’Europe se réarme. En France, le budget de la défense avait été sacrifié pendant les années Hollande, réduit à un niveau qui ne permettait plus à nos armées d’entretenir ou de renouveler leurs matériels. La loi de programmation militaire 2019-2025 a inversé cette tendance, et les premières années du quinquennat Macron ont vu une augmentation sensible des budgets. Nos armées commencent seulement à en voir les effets. Mais nous sommes loin du compte, car, il y a peu encore, personne n’imaginait une guerre conventionnelle, opposant des armées nationales régulières au sein de l’Europe. Jusqu’au début de cette décennie, le modèle pour lequel nous nous préparions était celui d’une lutte asymétrique telle qu’on la connaît en Afrique notamment. Des forces projetées, armées, appuyées par des engins volants – avions, hélicoptères et drones –, au contact de groupuscules à l’arsenal réduit mais à la présence indicible.

Il y a deux ans, lors d’une audition au Sénat, le général Lecointre, alors chef d’état-major des Armées, avait annoncé un changement de paradigme. Il fallait dorénavant se préparer à une guerre totale qui mobiliserait toutes les ressources disponibles de l’État. Connaissant la rigueur et le professionnalisme du premier de nos soldats, son propos, aussi étonnant soit-il, ne pouvait qu’être étayé par des renseignements que nous n’avions pas. Mais la guerre de riposte face à une volonté de conquête était bien une probabilité à laquelle il fallait se préparer. Je l’avais alors interrogé sur l’identité de ce mystérieux ennemi. De façon prévisible, la réponse avait été esquivée et je ne sais aujourd’hui si notre état-major envisageait déjà le conflit actuel.

Lors du sommet de Versailles qui s’est tenu les 10 et 11 mars, l’Europe a exclu un arrêt immédiat des achats de gaz russe. Celui-ci représente 13 % des exportations totales de la Russie. C’est un flot constant de plus de 60 milliards de dollars réinjectés en partie dans son industrie d’armement. Couper ce robinet est donc un enjeu stratégique majeur, mais la dépendance des pays européens est variable avec un gradient décroissant d’est en ouest. Il en est de même pour le pétrole. L’arrêt brutal aurait des conséquences sur le financement de la guerre côté russe, mais aussi déstabiliserait l’économie et agirait négativement sur les opinions publiques, côté européen. L’Europe s’est donc donnée pour but de réduire de deux tiers, dès cette année, sa dépendance au gaz russe qui représente aujourd’hui en moyenne 40 % de sa consommation. Ces tensions extrêmes vont avoir des répercussions durables et en chaîne dans de nombreux domaines, et il est illusoire d’imaginer que la guerre sur le sol ukrainien, dans l’hypothèse de sa non-extension, n’aura pas d’incidence à l’échelle mondiale.

À titre d’exemple, de 8 à 13 millions de personnes supplémentaires pourraient souffrir de la faim dans le monde, en raison des conséquences de la guerre en Ukraine, particulièrement en Asie-Pacifique, au Proche-Orient, en Afrique subsaharienne et en Afrique du Nord. Ces prévisions sont issues de travaux publiés vendredi 11 mars par l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), qui a évalué l’impact possible de l’invasion russe en Ukraine sur la situation alimentaire mondiale. L’Ukraine et la Russie font partie des principaux producteurs de blé, de maïs, d’orge, de colza et de tournesol, et représentent, à elles deux, plus d’un tiers des exportations mondiales de céréales. Vingt-six pays, principalement en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, en dépendent à plus de 50 % pour leurs importations de blé.

La famine, qui régresse depuis quelques années, est l’une des causes historiques des migrations africaines vers l’Europe du Sud. On voit bien quelle pourrait être la résultante de l’augmentation du prix des céréales dans ces régions du globe. Tous ces événements, avec pour point de départ l’invasion russe en Ukraine, constituent une chaîne aux répercussions multiples mais à la conséquence commune : la déstabilisation.

Emmanuel Macron, en clôture du sommet, vendredi, affirmait « Rien n’est interdit, rien n’est tabou » et brandissait la menace de nouvelles « sanctions massives » contre la Russie. La guerre des mots, encore, mais la menace économique en opposition à la menace militaire peut nous amener, pas à pas, à ce que nous redoutons tous : la guerre totale où les bombes répondent aux bombes.