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Édito de la lettre du 30 janvier 2023

Les pénuries de médicaments s’étendent et touchent, autant qu’elles surprennent, beaucoup de Français. Qu’elles traitent de pathologies chroniques ou occasionnelles, à peu près toutes les classes thérapeutiques sont concernées. Cette problématique, qui ne cesse de s’aggraver depuis quinze ans, est au carrefour de plusieurs priorités : la politique de santé publique, la souveraineté nationale et la réindustrialisation de notre pays. La France n’est pas seule à être confrontée à ce sujet préoccupant. Pratiquement tous les pays européens doivent faire face à des ruptures régulières et de plus en plus fréquentes de remèdes dont certains peuvent être parmi les plus courants. En Espagne, 672 médicaments sont actuellement en rupture de stock, ils sont 773 en Suisse, environ 3 000 en Italie et, selon l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), 320 en France à la date où j’écris ces lignes. En 2021, toujours selon la même source, il y a eu dans l’Hexagone au total 2 160 signalements de rupture, soit une augmentation de 43 % par rapport à l’année 2019. Les pays européens sont pourtant parmi les plus favorisés au monde et il est difficile de comprendre, a fortiori d’accepter, de telles pénuries. Quelles en sont les causes ?

Celles-ci sont variées, variables et touchent à la fois la production des principes actifs, la fabrication et le conditionnement.

C’est le 19 octobre 1945 que le gouvernement de Gaulle a institué par ordonnance la Sécurité sociale. L’assurance maladie est, depuis l’après-guerre, l’un des atouts majeurs de la politique sociale de notre pays, une avancée qu’on ne louera jamais assez. Elle permet à chacun, quels que soient ses revenus, d’être pris en charge et de se soigner. Aujourd’hui, c’est le Comité économique des produits de santé (CEPS), placé sous l’autorité du ministre de la Santé, qui est chargé par la loi de négocier avec les industriels le prix des spécialités remboursables aux assurés sociaux. Si cette administration du coût du médicament a pour avantage de faire diminuer la dépense publique, elle a pour inconvénient de rendre, aux yeux des laboratoires, qui sont des entreprises privées à but commercial et vendent au plus offrant, notre pays moins attractif.

Actuellement, 80 % des principes actifs utilisés en Europe sont fabriqués hors du continent. Le plus souvent en Chine ou en Inde. 40 % des médicaments vendus sont produits (chimie, galénique, conditionnement) hors de l’Union européenne. Ce n’était pas le cas il y a vingt ou trente ans. La région Centre était alors le siège de très nombreuses industries pharmaceutiques, désormais disparues, qui maîtrisaient d’un bout à l’autre toute la chaîne de production.

Avec l’évolution de la législation européenne au début des années 2000, l’arrivée massive dans tout l’espace communautaire des « génériques », cette reproduction (presque) exacte des médicaments princeps, a fait baisser les prix de vente d’environ un tiers, parfois davantage. Les princeps eux-mêmes, face à cette concurrence, ont dû, pour perdurer, adopter le prix de leur copie. La marge des laboratoires européens diminuant, ils ont sous-traité la production et l’ont externalisée. Des industriels, pour la plupart en Asie, sans activité de recherche, appelés communément des « façonniers », se sont mis à produire en très grande quantité et à moindre coût selon les standards de la fabrication européenne.

Parallèlement, depuis presque une année, la guerre en Ukraine a généré de nouvelles difficultés. Le flaconnage en verre mais aussi les blisters des emballages nécessitant de l’aluminium proviennent souvent de ce pays qui n’est plus en mesure d’assurer l’approvisionnement habituel.

Enfin, les façonniers asiatiques et indiens, travaillant par campagnes programmées de production de quelques mois, ne savent pas répondre dans des délais courts aux épidémies multiples, précoces et imprévisibles telles que nous les connaissons cet hiver avec la Covid-19, la grippe et la bronchiolite.

Ces pénuries entraînent de nombreuses difficultés chez les professionnels de santé, médecins et pharmaciens, mais surtout chez les patients qui peuvent parfois devoir interrompre leur traitement, ou le voir substitué par un autre, avec des interrogations sur l’efficacité et la tolérance. De telles ruptures d’approvisionnement risquent aussi de constituer des pertes de chance pour certains malades ou de générer des arrêts de travail plus longs et coûteux pour l’assurance maladie.

Le ministère de la Santé prévoit d’instaurer prochainement un comité de pilotage afin de mettre en place des mesures d’urgence coordonnées pour la gestion des tensions d’approvisionnement. Mieux vaut tard que jamais ! Car cela fait longtemps que certaines solutions sont préconisées. Le ministère lui-même le dit : « Il faudrait avoir une liste de médicaments essentiels à sécuriser, essayer de rapatrier certains produits actifs en France et en Europe, et diversifier les sources d’approvisionnement. » La relocalisation en Europe des industries dans ce secteur d’activité est illusoire à court et moyen termes. Le différentiel de coût de production est trop important pour être comblé ou compensé par des deniers publics qu’on cherche par ailleurs à économiser. Malgré tout, la politique de prix est l’une des clés du problème. Le médicament français, pour les raisons évoquées plus haut, est parmi les moins chers d’Europe. Idéalement, ce réajustement devrait être envisagé au niveau européen afin d’éviter une concurrence malsaine sur l’approvisionnement entre pays de l’UE. Cela aurait des conséquences sans doute inflationnistes en France, car, depuis des décennies, la branche médicament est la variable d’ajustement du budget de la Sécurité sociale. C’est sans doute l’une des explications de l’immobilisme du gouvernement face à cette situation qui stresse et met en péril un nombre chaque année plus grand de nos concitoyens. On le voit, ne rien faire ne conduira qu’à aggraver la situation. Et probablement faut-il se résoudre, tout en luttant plus efficacement contre la surmédicalisation, le mésusage et les fraudes, à enfin accepter cette réalité énoncée il y a vingt ans par un ministre de la Santé luxembourgeois : si la santé n’a pas de prix, elle a un coût.