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Édito de la lettre du lettre du 2 mars 2022

L’invasion

Le jeudi 24 février 2022 est une date qui restera dans l’Histoire comme celle du premier conflit entre deux pays du continent européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a 77 ans. Alors que les prémisses de l’agression de l’Ukraine apparaissaient et que la Russie amassait des troupes à ses frontières ouest, j’écrivais il y a un mois « la Russie de Vladimir Poutine est mue par une volonté de restaurer sa fierté et sa grandeur passées ». Outre le fait que la grandeur d’un peuple est selon moi inversement proportionnelle à son agressivité, je ne pensais pas alors que le maître du Kremlin irait jusqu’à envahir un voisin qui ne représentait aucune menace, entrer dans un conflit aux multiples répercussions et braver le monde occidental.

Parmi les déclarations des dirigeants du monde qui dénoncent cette invasion, expriment leur compassion envers le peuple ukrainien et menacent de sanctions économiques, c’est sans doute le Premier ministre japonais Fumio Kishida qui a le mieux résumé la situation : « L’attaque russe en Ukraine secoue les fondations de l’ordre international. » L’équilibre du monde se trouve bouleversé et la planète entière est épouvantée. L’organisation de l’après-guerre froide, consécutive à la chute du mur de Berlin, reposait sur le dialogue multilatéral au sein d’organismes internationaux. Mais, 30 ans après, se pose la question de la cohabitation avec des dirigeants qui ne respectent pas ces règles et qui, par leurs actes, réfutent les principes du multilatéralisme. Quelles sont la pertinence et la crédibilité, aujourd’hui, de l’ONU, dont la Russie et la Chine sont membres permanents et disposent d’un droit de véto ? Xi Jinping, Erdogan, ou Poutine, tous à la tête d’anciens empires, engagent en permanence des rapports de force et sont dans une perspective d’expansionnisme. Tous menacent leurs voisins, tiennent leur peuple d’une main de fer, brident les libertés individuelles, contrôlent la presse et l’information, réduisent au silence leurs opposants. En Russie, le nombre de déportés ou incarcérés pour raisons politiques s’accroît chaque jour ; sans parler de ceux, tels Anna Politkovskaïa en 2006 et Boris Nemtsov en 2015, assassinés, ou Sergueï Skripal et Alexeï Navalny, empoisonnés au Novichok.

Quelle peut être la réponse de nos démocraties face à de tels agissements ? Quelles armes possèdent-elles pour contrer ces dictateurs et Vladimir Poutine en particulier, engagé dans une mécanique d’appropriation des pays de l’est de l’Europe, alors même que les Occidentaux n’ont pas réussi à le dissuader de commettre l’irréparable ? Le président des États-Unis a promis des sanctions dévastatrices, l’Union européenne a décrété les siennes massives, mais quel est le poids de ces menaces face aux têtes nucléaires braquées sur nos villes ?

Par ailleurs, il est à craindre que ce soit davantage le peuple russe qui souffre de ces sanctions que ses responsables et oligarques qui ont mis à l’abri, sans doute depuis longtemps, leurs avoirs. Au mois de juillet 2019, Emmanuel Macron, alors qu’il recevait le président russe au fort de Brégançon, appelait «à réinventer une architecture de sécurité et de confiance en Europe ». Une forme d’« en même temps » de dialogue et de fermeté, qui s’est révélée être une démarche mort-née. On ne peut reprocher au président français cet échec, ni même sa tentative quelque peu humiliante de dialogue la veille de l’entrée par effraction des troupes russes sur le sol ukrainien. À l’heure où aucun Occidental n’ira se sacrifier pour défendre la liberté d’un pays voisin, seuls le dialogue et la diplomatie peuvent être envisagés. Vladimir Poutine le sait et en use. Imprévisible et incontrôlable, il inquiète, car nul ne sait jusqu’où peut aller sa détermination et quels moyens il peut employer pour atteindre ses fins.

La volonté de revanche et d’expansionnisme font évidemment penser à des périodes sombres et aux pires épisodes du xxe siècle. Mais les comparaisons évoquées depuis quelques jours ne sont pas raison. Ne serait-ce, et cela amplifie les craintes, que du fait de l’arsenal militaire qui est sans mesure aucune avec celui de la Seconde Guerre mondiale. L’armée russe, la deuxième du monde, mais la première puissance nucléaire, possède une force de frappe telle qu’elle peut détruire en quelques secondes, par des tirs de missiles hypersoniques capable de dépasser la vitesse de 6 000 km/heure, télécommandés d’un sous-marin nucléaire, n’importe quelle ville du globe en la rayant définitivement de la carte. Pour mémoire, l’explosion de 1 000 têtes nucléaires, représentant à peine 5 % de l’arsenal nucléaire mondial détenu par neuf États, rendrait la planète inhabitable. Les chiffres actualisés ne sont pas connus, mais en 2018 la Russie en comptait déjà plus de 6 600.

En 2005, Poutine déclarait : « Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête. » Le monde occidental a été naïf ou insouciant, car depuis cette date la Russie, qui est économiquement une puissance secondaire – rappelons que son PIB est égal à celui de l’Espagne alors qu’elle est trois fois plus peuplée –, s’est dotée d’une armée redoutable à l’image de sa force passée. C’est le 30 décembre 1922, cinq ans après le coup d’État des bolcheviques, qu’a été officiellement proclamée l’Union soviétique. À l’époque, elle était constituée de la Russie, de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Transcaucasie (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan). Cent ans plus tard, Vladimir Poutine nous démontre qu’il veut être, pas à pas, celui qui reconstruira ce territoire démantelé le 25 décembre 1991. Mais s’il voulait retrouver les frontières de l’aire d’influence de l’URSS de l’après-guerre, il se heurterait à la capacité de dissuasion et aux forces de l’OTAN qui défendent les États membres de l’Alliance Atlantique dont font dorénavant partie des pays tels la Pologne, la Roumanie ou les pays baltes. Ce serait alors une autre histoire, et probablement le plus effroyable conflit que l’humanité ait jamais connu.

Même si les mots de l’autocrate Poutine et les images de violence nous font craindre le pire, restons fermes, combattifs et résilients, car nous n’en sommes pas là… et souhaitons ne jamais y être.